Nous avons passé les six mois suivants dans le Familienlager, le Camp Familial. À ma grande surprise, nous avons retrouvé à l’intérieur du camp maman et toutes les autres femmes qui étaient venues avec nous de Terezín, ainsi qu’un groupe de personnes qui avaient été transportées de Terezín trois mois auparavant. À ce moment-là, il devait y avoir quatre mille personnes dans le camp. Il se composait de deux rangées d’environ trente longues baraques en bois. Il y avait une route entre les deux rangées. Il y avait de la boue partout. Il était difficile de marcher dans la boue profonde avec nos chaussures trop grandes. Parfois nous nous enfoncions dans la boue et il fallait que l’on vienne nous en sortir.
L’une des trente baraques abritait les latrines et une autre l’infirmerie. Les deux sentaient mauvais et étaient emplies de souffrance. Il y avait des baraques pour les hommes et des baraques pour les femmes. Les enfants restaient en général avec leur mère, mais les garçons plus âgés étaient placés avec leur père. Dans notre baraque en bois, nous étions trois cents, hommes et garçons. Sur toute la longueur de notre baraque se trouvait un long conduit de chauffage en briques, qui mesurait peut-être un mètre de haut et un mètre de large. Des deux côtés du conduit se trouvaient des lits superposés à trois étages, chacun prévu pour six personnes, deux personnes par étage. Plusieurs fois par jour, pour le plus clair de la journée, nous devions nous tenir dehors par rangées de cinq car les SS n’avaient de cesse de nous compter. Ils avaient des visages cruels et tout mouvement durant le comptage était sanctionné par une gifle ou un coup de pied. Je me souviens d’un officier SS cruel du nom de Buntrok, surnommé « le Bouledogue ». Il giflait et donnait des coups de pied au hasard et portait une canne dont il se servait pour frapper fort. La nourriture était servie une fois par jour. Le midi, on sortait un grand tonneau rempli de soupe chaude. Chaque prisonnier en recevait une louche dans la seule chose qu’il possédait : une écuelle avec une anse, appelée eschus. Avec la soupe, on nous donnait un gros morceau de pain. Le soir, on sortait un tonneau de thé chaud incolore et il était servi à la louche dans la même écuelle. Après cela, nous avions quartier libre et pouvions retrouver nos amis et nos familles.
On nous redonnait du thé le matin, mais rien de plus. Le dimanche, la soupe était plus épaisse et servie avec une margarine jaune sans goût et du pain. Je voyais ma mère une fois par jour durant quinze minutes. Elle avait les larmes aux yeux la plupart du temps. Vivre dans la saleté avec seulement un peu d’eau pour se laver a entraîné la prolifération de puces. Tous les médecins du camp, papa y compris, ont eu pour mission d’assurer l’hygiène du camp. Ils inspectaient nos vêtements afin de tuer les puces et de contrôler le nombre de poux. Lors d’une journée pluvieuse, tous les médecins ont été appelés et accusés de ne pas avoir effectué un travail satisfaisant. Leur sanction a été de devoir courir sous la pluie et de faire des pompes dans la boue.
Ma confrontation avec les poux a été dramatique. Je possédais un gros pull chaud qui m’avait été attribué lorsque l’hiver était arrivé. Il était très beau, avec des losanges blancs, rouges et gris. Je ne me rappelle pas comment je l’avais obtenu; on l’avait probablement jeté tout simplement sur mon corps frêle lorsque mon tour était arrivé lors de la distribution des vêtements d’hiver. L’hiver 1943 a été difficile et mon pull m’a donné quelque réconfort. Il était à manches longues et à col roulé. Une grand-mère polonaise ou hongroise était certainement restée patiemment assise des heures durant à le tricoter pour son petit-fils. Le garçon était sans doute mort à présent. Je le portais tout le temps. Nuit et jour. Il était large d’épaules et sa laine était très douce. Il flottait sur mon corps jadis potelé, mais désormais mince. Je dormais dedans. Après quelques semaines, tout mon corps s’est mis à me démanger. Je me grattais beaucoup. Néanmoins, je n’étais pas le seul à me gratter. Il y avait peu d’eau pour se laver et elle était toujours froide. Un jour, j’ai remarqué une énorme et affreuse bestiole sur une de mes manches. Je l’ai écrasée, mais il en est sorti une autre, puis encore une autre. Horrifié, je me suis dépêché de retirer mon pull. J’ai regardé de près. À mon grand effroi, j’ai vu des centaines de petits insectes rampant et transportant des oeufs. Il y en avait des centaines – des poux – chaque centimètre carré en était plein. De petits oeufs étaient enfoncés profondément dans la laine. Empli d’une haine vengeresse gonflée par la rage que j’éprouvais envers mes tortionnaires nazis, j’ai frappé les poux de mes poings et les ai écrasés de mes ongles. J’ai piétiné mon pull sur toute sa surface. À mort, vilaines bêtes ! Elles n’avaient rien fait pour mériter ma rage, mais alors moi, qu’avais-je donc fait pour mériter d’être retiré de chez moi à l’âge de douze ans et jeté dans cet enfer ? Je ne pouvais pas me permettre de me débarrasser de mon pull, je l’ai donc secoué puis lavé et je me suis servi de mes ongles pour éliminer la plupart des poux1.
J’ai eu un autre problème à affronter : des gencives enflées et douloureuses. Toute la bouche me faisait mal et je pouvais à peine l’ouvrir. Cette maladie était due à une carence en vitamines. J’en ai beaucoup souffert et je n’ai reçu aucun traitement. Au printemps, mon état s’est amélioré pour un temps.
Parfois, durant la journée, nous étions libres de marcher le long de la route dans le camp. Je retrouvais des amis qui avaient quitté Terezín avant moi. C’étaient des « anciens » et ils nous donnaient des détails sur la situation dans le camp. Nous avons découvert que les Tziganes tchèques étaient logés dans le camp accolé au nôtre et que beaucoup d’entre eux étaient des enfants. Notre camp était le seul où des familles de Terezín étaient réunies. Qu’est-ce qui nous valait ce traitement de faveur ?
La question qui nous intriguait le plus et que nous avons posée aux anciens portait sur les deux grandes usines que l’on distinguait clairement depuis le camp, à environ deux kilomètres de distance. Chaque bâtiment disposait d’un entrepôt et d’une grande cheminée très haute. Souvent, une épaisse fumée s’échappait des cheminées. S’agissait-il d’usines à pain ou à briques ? La réponse nous a secoués et nous a fait trembler. « Ce sont des chambres à gaz, nous a-t-on dit, où on tue les habitants des ghettos avant de les brûler dans les fours. » Au début, nous avons refusé d’y croire. Toutefois, plusieurs mois après, lorsqu’un nouveau convoi est arrivé de Terezín et a été placé dans notre Camp Familial, notre tour était arrivé de raconter à nos amis la véritable histoire des grandes cheminées. Il s’agissait d’une vérité dramatique à laquelle, eux non plus, ne pouvaient se résoudre à croire.
Une fois par mois, on nous donnait une carte postale et un stylo. Nous rédigions des messages à nos familles qui étaient restées à Terezín ou ailleurs. « … bin gesund zusammen mit den Eltern. » (« … suis en bonne santé et avec mes parents. »). Sur chaque carte postale figurait le nom de l’expéditeur, sa date de naissance et la localisation du camp : « Arbeitslager [camp de travail] Birkenau bei [près de] Neu Berun O.S. [Oberschlesien : Haute-Silésie] » Nous y apposions des dates ultérieures, parfois de six mois ou plus, comme on nous avait imposé de le faire. Certainement un affreux présage !