Reportage choc: les conditions de vie des Juifs d'Europe au temps d'Hitler*
Préface (p.XVI)

Le 18 avril 1942, 909 Juifs originaires de České Budĕjovice, dont Gustav et Erna Freund, ainsi que leurs fils Karel et John, furent déportés vers Terezín (Theresienstadt, en allemand), l’ancienne ville de garnison tchèque que les Allemands utilisaient comme ghetto et camp de transit. Durant le mois d’avril 1942, cinq convois venus de Prague et des régions alentour atteignirent Theresienstadt avec un total de 4 832 Juifs. À cette époque, la population du ghetto s’élevait à 12 986 individus, tous issus de Bohème et de Moravie. Durant les trois ans et demi de son fonctionnement, près de 140 000 personnes ont transité par Theresienstadt : des Juifs de Bohème et de Moravie, d’Allemagne, d’Autriche, de Hollande, du Danemark et de Slovaquie.

 

Du fait du nombre important de personnes déportées vers Theresienstadt, les conditions de vie dans le ghetto étaient terribles. Les habitants en surnombre souffraient de malnutrition, de maladies et de la peur omniprésente des déportations si fréquentes et si redoutées. Toutefois, vers la fin de 1942, afin de renforcer l’illusion que les Juifs vivaient bien à Theresienstadt avant d’être réinstallés « à l’Est » et de contrer l’inquiétude grandissante quant à leur bienêtre, les Allemands autorisèrent les détenus à participer à des activités culturelles. Un simulacre de ville, les concerts, le théâtre, l’art et la poésie devaient donner l’image d’un « camp modèle » et faisaient partie intégrante de la machine de propagande nazie. En septembre 1944, les nazis ordonnèrent à l’un des détenus, Kurt Gerron, éminent réalisateur juif allemand d’avant-guerre, de réaliser un film de propagande, Le Führer offre une ville aux Juifs, afin de maintenir l’illusion que les Juifs étaient bien traités. Le film ne fut jamais montré durant la guerre parce que trop peu de scènes parvenaient à faire passer les impressions positives recherchées par les nazis.

 

Aujourd’hui nous savons que les centaines de milliers de Juifs d’Europe de l’Ouest et d’Europe centrale qui furent arrêtés et  transportés dans des camps de transit furent en fait déportés pour mourir à Auschwitz, Chełmno, Treblinka, Sobibór, Bełżec et Maly Trostinets.

 

Pour les prisonniers juifs de Theresienstadt, ces activités culturelles devinrent, comme le note le chroniqueur Zdenek Lederer dans son étude de référence, Ghetto Theresienstadt, « le point de convergence de la réalisation artistique et une arme de résistance spirituelle et intellectuelle pour les Juifs. » C’est cette expression créatrice qui rendait la vie à Theresienstadt différente de la vie dans les autres camps et les autres ghettos. L’art et la création artistique témoignent de la résistance au mal qui exista partout et à tous les niveaux. Durant l’année et demie où John Freund fut prisonnier à Theresienstadt, il put profiter de ces activités intellectuelles. Il rédigea des poèmes pour le magazine hebdomadaire d’actualité, suivit des exposés donnés par des enseignants et monta des pièces de théâtre. Il fit même sa Bar Mitzvah à Theresienstadt, recevant l’enseignement de son rabbin de České Budĕjovice. Pour les prisonniers, retrouver une vie normale en dépit des privations qu’imposait leur détention était primordial – et ils y parvenaient tant bien que mal.

 

En décembre 1943, la famille Freund fut déportée de Theresienstadt. Aucun des déportés ne savait où ils étaient emmenés, ni ce qui était arrivé à ceux qui avaient été déportés avant eux. On leur dit simplement qu’on les envoyait « vers l’Est ». Les Freund voyagèrent deux jours, entassés et enfermés dans un wagon à bestiaux. À leur arrivée, on leur dit qu’ils se trouvaient dans un endroit appelé Auschwitz. John Freund écrit : « On se serait cru sur une autre planète. » C’était le cas. John Freund avait 13 ans.

 

Les Juifs venus de Theresienstadt reçurent un accueil différent de celui réservé aux centaines de milliers d’autres Juifs qui furent déportés à Auschwitz entre l’été 1942 et novembre 1944. En général, dès la sortie du train, les nazis procédaient à la Selektion, choix opéré entre ceux qui étaient valides et de ce fait capables de travailler, et les autres (personnes âgées, infirmes, très jeunes enfants accompagnés de leur mère) qui allaient être tués. À la différence de la procédure habituelle, les Juifs de Theresienstadt ont été autorisés à rester groupés par familles. Ils ont été emmenés au camp B-IIb dans la section Birkenau d’Auschwitz, connue par la suite sous le nom de « Camp Familial Tchèque ».

 

Le Camp Familial Tchèque avait été créé à Auschwitz après l’arrivée de 5 006 Juifs de Theresienstadt le 8 septembre 1943. Les familles de prisonniers juifs n’étaient pas séparées et avaient des conditions légèrement meilleures que partout ailleurs à Birkenau. Ici encore, comme à Theresienstadt, l’intention des nazis était de contrer les nouvelles du massacre de masse de Juifs qui commençait à filtrer vers l’Ouest. Pour maintenir le mensonge selon lequel ils avaient été simplement réinstallés à l’Est, on forçait ces prisonniers tchèques à écrire des cartes postales aux membres de leurs familles qui étaient encore en Tchécoslovaquie. Parmi les prisonniers du Camp Familial Tchèque détenus depuis septembre, un millier périt durant l’hiver. Des docteurs et des couples de jumeaux contraints de se soumettre à des expériences médicales furent retirés du groupe. Le reste fut tué dans les chambres à gaz le 7 mars 1944, six mois après leur arrivée.

 

Parvenus à Auschwitz le 16 décembre 1943, John Freund et sa famille faisaient partie du second groupe à habiter le Camp Familial Tchèque. Six mois plus tard, le 2 juillet 1944, sur les quelques 10 000 Juifs du Camp Familial Tchèque, 3 080 furent sélectionnés – 2 000 femmes et 1 000 hommes qui furent tous déportés dans des camps de concentration ailleurs en Allemagne, et 80 jeunes garçons à qui on fit suivre une formation professionnelle. Lors de cette sélection, John Freund faisait partie des jeunes garçons, son frère et son père des hommes. Erna Freund faisait partie des 3 000 femmes et enfants qui furent emmenés dans les chambres à gaz le 10 juillet.

 

Rudolf Vrba, un prisonnier juif slovaque qui avait été chargé de l’enregistrement à Birkenau, était libre de circuler entre le Camp Familial Tchèque et d’autres zones de Birkenau. En mars 1944, il transmit des messages du mouvement de résistance d’Auschwitz révélant que le Sonderkommando, dont le travail consistait à les cadavres des chambres à gaz, était prêt à faire acte de résistance le 7 mars si les Juifs tchèques lançaient le mouvement. Rudolf Vrba demanda à Freddy Hirsch, que John Freund connaissait bien, de donner le signal de la résistance. Freddy Hirsch avait travaillé avec les jeunes enfants du Camp Familial Tchèque et ne pouvait se faire à l’idée de ce qui allait arriver. Il se donna la mort le 6 mars. En dépit de quelques luttes individuelles, les actes de résistance menés dans les chambres à gaz n’eurent pas l’effet escompté. Les Juifs tchèques entrèrent dans les chambres à gaz en chantant l’hymne national tchèque et Hatikvah (Espoir), aujourd’hui l’hymne national d’Israël.

 

Rudolf Vrba et la résistance savaient que ceux qui étaient arrivés en décembre seraient tués dans six mois, de la même manière qu’avaient été tués en septembre ceux qui étaient arrivés en mars. Lui et son camarade juif slovaque, Alfred Wetzler, s’évadèrent d’Auschwitz le 7 avril avec l’intention d’avertir le monde que la soi-disant « destination inconnue dans l’Est » était un centre d’extermination et que l’assassinat des habitants du Camp Familial Tchèque était imminent. Leur rapport, parvenu à l’Ouest, fut connu sous le nom de « Rapport Vrba-Wetzler ». Il fut par la suite complété par les témoignages d’un autre Juif slovaque, Arnost Rosin, et d’un Juif polonais, Czesław Mordowicz, tous les deux évadés en mai. Ils révélaient que les Juifs hongrois étaient à ce moment-là en train d’être déportés pour être tués à Auschwitz. Ces quatre rapports furent fusionnés et constituèrent les premiers récits de témoins directs sur la nature et l’objectif d’Auschwitz. Ces renseignements arrivèrent en juin 1944 alors qu’avait lieu le débarquement de Normandie et que l’Allemagne était engagée militairement sur les deux fronts, est et ouest. Le rapport ne permit pas d’arrêter les gazages dans le Camp Familial Tchèque, ni la déportation de dizaines de milliers de Juifs depuis les provinces hongroises, mais il joua un rôle crucial dans l’arrêt des déportations depuis Budapest.

 

John Freund parvint à survivre à Auschwitz jusqu’en janvier 1945, date à laquelle les nazis évacuèrent le camp.